CHAPITRE III
MOÏSE EPPENDORFF
MOÏSE eppendorff pilotait avec prudence son mini-submersible à l’intérieur du digesteur anaérobique, large d’un kilomètre et demi. La visibilité avait été un peu améliorée par le renvoi d’un courant laminaire d’effluence clair, mais il se méfiait encore des îlots résiduaires considérables, toujours présents. Il préférait les visites de routine sans risques dans les conduits polaires qui amenaient l’eau pure résultant de la fonte de la calotte glaciaire. Ces fluides stériles ménageaient peu de surprises. Mais le digesteur était rien moins que stérile. Toute une flore de fongus et de bactéries s’épanouissait autour de lui ; les enzymes digéraient les nutriments des eaux d’égout. Dans les phares du sub, cela ressemblait à des nuages multicolores pour le dessus, et à des tours gélatineuses plus solides pour le dessous. Une matière filandreuse reliait verticalement les deux parties. Cette matière collait à l’avant du sub, comme du chewing-gum, et formait des traînées à l’arrière. Bientôt, l’engin apparut comme une sorte de comète aquatique sur les senseurs du digesteur.
En infléchissant la charge de l’état de surface de l’appareil, Moïse se débarrassa de ce panache visqueux de levures et de mycélium. Il manœuvra afin de se rapprocher d’une masse jaune translucide, d’environ dix fois la taille de son sub, et allongea son tube à prélèvement. Il aspira un fragment de la matière gélatineuse et poursuivit sa route. Jusque-là, ça ressemblait à une visite de routine.
« Toujours aucun signe d’activité membraneuse », signala-t-il.
Un visage carré apparut sur l’écran : J.D. Birk, le supérieur immédiat de Moïse dans la caste du Conduit ; il portait l’emblème du Verseau rehaussé de deux étoiles.
« Il reste encore à peu près quatre cents mètres à faire, dit Birk. Vous trouverez la première perturbation de l’autre côté du rideau de bulles, dans la section anaérobique. »
Birk était un être humain, bien sûr, mais il avait perdu tout sens de l’humour au fil de sa carrière. Et Moïse se méfiait toujours un peu des gens pourvus d’autorité mais dépourvus d’humour.
« Bien, monsieur », dit Moïse en dirigeant son engin à travers la jungle des micro-organismes. Son scope de membrane ne discerna rien. Pourtant, les cellules étaient polarisées, mais leur taille ne dépassait pas un micron, et son calibrage ne lui permettait de repérer que des cellules d’un centimètre au moins. Le champ magnétique du scope continua à sonder la fange à la recherche des fantômes.
Depuis des mois, les senseurs du digesteur avaient détecté une présence inclassable ; cela avait une intégrité membraneuse comparable à celle d’un cœlentéré, et une taille supérieure à celle de son minisub. Devant l’impossibilité de les définir, on classa ces choses comme « fantômes » ; les organes électroniques étaient en cours de vérification. Les images apparaissaient dans différentes régions du digesteur, changeaient de forme et disparaissaient, pour réapparaître ailleurs. Birk s’était contenté de cette interprétation, jusqu’à ce qu’on ait observé une baisse du rendement calorique du digesteur à chacune de ces apparitions. Les fantômes – qu’ils soient électroniques ou non – ne consomment pas de calories. C’est pourquoi on avait envoyé Moïse en mission.
« Je franchis le rideau de bulles ! » hurla Moïse par-dessus le chuintement et le rugissement des eaux.
Autour de lui, les îlots résiduaires s’aéraient et montaient vers la surface.
« Je vous ai sur l’écran. Vous voyez quelque chose ?
— Rien. La visibilité est pourtant assez bonne. Plus de trente mètres.
— Les boues ont été en grande partie traitées dans cette section. Les écumeurs sont en train d’extraire… Attention ! on dirait qu’un fantôme se forme autour de vous.
— Je ne vois rien d’insolite. Peut-être la turbidité est-elle en légère augmentation, c’est tout… Hé ! Quelque chose vient de retourner mon submersible ! Le hublot est obstrué… je ne vois plus rien.
— Coupez vos réacteurs. C’est quelque chose de vivant et de délicat. Vos réacteurs sont en train de le déchirer. Continuez à rendre compte. Vous êtes entraîné hors de portée de mon lecteur. »
Moïse se calma et coupa le moteur. Gêné par son harnais, il se tortilla pour regarder par le hublot à Penvers. Une masse tremblotante et amorphe recouvrait la vitre, lui cachant le monde extérieur. La pression diminua, comme l’indiquait le sondeur. Le sub se remit lentement d’aplomb.
« Mes instruments me disent que je suis en surface… mais je ne peux toujours rien voir. »
Birk passa sur les senseurs de surface, situés dans la plafond voûté du digesteur. Le lecteur sonore capta le ploc-ploc des gouttes d’eau en condensation. Le lecteur optique révéla l’habituelle poche de gaz, un dôme avec des arches, d’où pendaient des mycéliums fins comme des cheveux, et la surface liquide sombre que mouchetaient des colonies de bactéries. Il essaya d’autres lecteurs. Plusieurs étaient bouchés par un enchevêtrement de structures blanches, scintillantes et ramifiées, semblable à des racines.
« Tenez-vous bien, dit Birk. Gardez vos senseurs en marche. Peut-être apprendrons-nous quelque chose. Vous êtes en sécurité. Pour vous faire sortir, il n’y a qu’à mettre les réacteurs en marche et déchirer la membrane fantôme. »
Moïse actionna le tube à prélèvement et effectua une biopsie sur cette chose nébuleuse qui le retenait. Puis il se laissa aller dans son siège et prit un peu de détente. Il ouvrit un sandwich cylindrique et mâchonna successivement la couche brune croustillante, la jaune caoutchouteuse et la verte pâteuse. Quelques heures après, il fit une nouvelle biopsie. Cette fois, le submersible fut ébranlé. La résistance à la traction du fantôme avait augmenté notablement. Il ouvrait la bouche pour se plaindre quand la pellicule obstruant le hublot s’enroula sur elle-même, prenant la forme d’un cordage. Il pressa son visage contre la vitre plate et froide, et scruta l’extérieur.
Birk regarda le fantôme disparaître sur l’écran du senseur. « Il est parti ! s’exclama-t-il. Que voyez-vous ? »
Moïse observa encore. « Il n’est pas parti… il est mort. »
L’écran de Birk avait enregistré une large nappe d’activité ionique tant que la créature vivait. Maintenant, tandis que l’énorme masse évoquant une amibe se changeait en un fouillis de tiges, l’activité ionique avait cessé.
Moïse rectifia : « Il n’est pas mort. Il a fructifié. Cette chose s’est transformée en une natte de grandes tiges blanches, dont chacune est surmontée d’un melon. »
Le sub flottait dans une poche de gaz de quatre mille mètres cube de volume, remplie de tiges et de melons. Certains des melons étaient d’un blanc scintillant, mais beaucoup avaient pris un aspect terne et gris. Quelques-uns avaient éclaté, ils étaient noirs et poussiéreux. Moïse décrivait ce qu’il voyait.
« Un Armophus ! s’écria son supérieur. Ça doit être une espèce géante et mutante de l’Amorphus. Un plasmode. J’en ai déjà vu dans les digesteurs, mais ils n’avaient que quelques centimètres de diamètre. Leur goût est délicieux. Un peu celui de la truffe. Si ceux-ci sont également comestibles, nous sommes riches ! Pouvez-vous passer votre scaphandre et en ramener un dans votre cockpit ? »
Moïse mit son casque de Pelger-Huet. Ses lunettes immenses à vision symétrique lui donnaient l’aspect d’un insecte. Il vérifia l’arrivée d’air et ouvrit le sas. Les gaz du digesteur n’étaient en général pas respirables. Il lui faudrait attendre encore avant de connaître l’odeur de l’Amorphus.
La natte de tiges supporta son poids sans trop d’oscillations. Il détacha un petit melon blanc et caoutchouteux avec un court segment de tige, retourna au sub et le cala derrière son siège.
Le sub rentra à son poste de mouillage et alla s’emboîter dans sa douille d’énergie. Birk attendait sur le quai avec deux hommes du Synth. Ils portèrent le melon jusqu’à leur voiture et partirent.
« Nous l’appellerons Melon Eppendorff-Birk, dans notre rapport. M.E.B., ça sonne bien ! » dit Birk.
Moïse s’extirpa de sa combinaison gluante. Il regarda la voiture disparaître à un tournant.
« Il doit peser de dix à quinze kilos », dit-il. Il médita un instant, sourcils froncés. « Melon de Moïse. Ça me plaît bien. »
Après un moment de silence équivoque, Birk sourit et dit avec entrain : « D’accord ! Melon de Moïse, ça ne sonne pas mal. Je l’inscrirai sous cette appellation. Et… j’ajouterai un mot de recommandation afin qu’on vous donne un congé supplémentaire. Que diriez-vous d’une Chasse ? »
Moïse secoua la tête.
« La prise de trophées ne m’a jamais attiré.
— Une Escalade ? »
Moïse haussa les épaules. « Pourquoi pas ? »
Birk parut satisfait, et se mit en devoir de remplir son rapport.
Même aux heures creuses, le métro était toujours bondé. La station de Moïse Eppendorff voyait passer un demi-million de voyageurs à l’heure. Avec son nouveau filtre nasal, il parvenait à supporter l’âcre puanteur ; il devait changer deux fois avant d’arriver à la base de son puits. Par centaines, ses voisins anonymes faisaient la queue devant les distributeurs, lui barrant le passage. Il enjamba un cadavre décomposé et entreprit l’ascension de sa spirale. Deux heures plus tard, éreinté, il atteignait son boyau.
« Le C.C. a appelé », lui dit son distributeur.
Moïse attendit. Le visage de Val, du C. C, apparut sur l’écran.
« Navré de te déranger, Moïse. Mais on a besoin de toi. L’organe de réception du distributeur est hors service.
— Ne pouvez-vous pas utiliser celui du Garage, en attendant demain ? »
Val vit les sillons creusés par la fatigue autour des yeux de Moïse.
« Mais si. Inutile de te déranger ce soir. D’ailleurs, j’ai regardé moi-même ; si c’est une panne dans les circuits de la minuterie, j’arriverai bien à en ficher un nouvel élément. »
Moïse remercia d’un signe de tête et s’effondra sur sa couche, où il s’endormit instantanément. Le lendemain, il devait siéger au mégajury.
Dans la station bourrée de monde, une fille effrayée accéléra le pas. Elle portait la blouse blanc-bleu de la caste des Assistantes, l’emblème de la Vierge, sans étoiles. Les courbes douces de son corps la désignaient comme une polarisée, puberté plus quatre. Ses yeux verts parcoururent la foule ; des centaines de visages sans expression défilaient autour d’elle, la masse habituelle des inconnus tombant de sommeil, qui remplissaient les couloirs d’un mouvement indécis. Mais l’un de ces inconnus, lui, n’était pas indécis.
Il la suivait.
Des mains rugueuses se tendirent vers elle, à travers la foule. Des doigts durs déchirèrent sa tunique, révélant la chair rose des seins et des hanches. Un visage de maniaque se pressa contre elle avec des yeux en vrille trop rapprochés, un nez aquilin, une bouche mince et sèche. La pointe d’un couteau taquina la peau de son flanc, traçant des égratignures dentelées, d’où coulaient de minces ruisseaux de sang. Une bouche dure chercha la sienne. Ses cris et sa lutte passèrent inaperçus de la foule anonyme. La lame s’enfonça de cinq centimètres dans son ventre, comme en badinant, et transperça un viscère invisible empli de gaz. Le couteau entra et ressortit. Entra de nouveau. Ressortit. La lame rouge dessina une rangée de piqûres sous ses côtes. Elle sectionna une artère. La faiblesse gagna la jeune fille. L’image du visage du maniaque était figée dans les molécules de sa mémoire quand elle s’effondra. Il se pencha sur elle. La foule poursuivait son mouvement erratique. Un pied indifférent écrasa sa main gauche, flasque à présent, brisant deux osselets. D’autres pieds pataugèrent dans la flaque rouge qui s’élargissait.
Le meurtrier passa à la seconde phase de son acte impulsif, le viol, et entama la troisième. Il était en train de tailler allègrement sa victime en pièces quand arriva la Brigade de Sûreté, Le filet de jet tomba sur lui, et l’image devint fixe. Moïse étudia les traits : le nez aquilin, les yeux rapprochés. L’enregistrement fait par les lecteurs optiques était bien net. Le couteau humide était encore dans sa main droite. L’image se rapetissa et se déplaça vers le coin supérieur droit de l’écran afin que le mégajury puisse le comparer avec le prisonnier qui apparaissait maintenant. Il s’agissait de toute évidence du même homme. Il prenait son repas dans sa cellule. La seconde image rapetissa et s’éloigna vers le coin supérieur gauche. L’ordinateur judiciaire avait cette fois rassemblé tous les éléments de l’affaire, et Moïse n’hésita pas à presser le bouton « Exécuter ». Les arguments en faveur de la suspension tombèrent dans des oreilles de sourds ; il y avait déjà trop de gens souffrant de maladies organiques qui attendaient d’être mis en suspension. Ce n’était pas le moment d’être trop généreux avec les psychotiques.
Le Syndrome de meurtre avec viol et celui de massacre avaient suivi une progression logarithmique, avec l’augmentation de la densité démographique. Et Moïse ne se faisait pas d’illusion sur ces tueurs enragés. Avec la surpopulation actuelle, ils ne pourraient jamais être rendus à la société. Il avait le sentiment de faire son devoir de citoyen en appuyant sur le bouton.
Quand le débat fut terminé, d’autres votes s’ajoutèrent au sien. L’image du prisonnier occupa à nouveau l’écran central. Ses paramètres bio-électriques s’inscrivirent en courbe sur la section inférieure de l’écran. Il termina son repas et essuya sa bouche mince sur le dos de sa main droite. Il ne sut même pas quand la cote de cinquante pour cent en faveur de l’exécution fut dépassée. Des ions métalliques lourds et des radicaux toxiques immobilisèrent son système enzymatique. Les courbes bio-électriques s’aplatirent, puis disparurent ; les membranes étaient dépolarisées.
Moïse accusa réception des crédits qui venaient récompenser sa participation au mégajury et roula sur son oreiller. Son petit déjeuner attendrait qu’il ait fini de se reposer.
Après un déjeuner consistant, il appela le C.C. L’organe de réception du distributeur fonctionnait. Il ouvrit l’évent d’aération de sa cabine et prit une profonde inspiration.
« Quelle odeur a le Dehors, aujourd’hui ? demanda une voix depuis l’entrée.
— Verte », dit Moïse en se retournant pour voir son visiteur. C’était Willie le Simple, l’occupant de la cabine voisine ; il avait un corps tout couturé et un cerveau parfois embrumé. Moïse fit un signe de tête. Le distributeur délivra un verre de mousse. Willie s’en empara de ses doigts raides et contractés.
« Vert, c’est une couleur, pas une odeur, dit-il en s’asseyant dans un coin, la lèvre supérieure barbouillée de mousse.
— Ça peut être les deux à la fois, comme l’artichaut et l’avocat peuvent être couleur ou saveur en même temps. »
Willie finit son verre et essuya son menton troué de vérole sur sa manche. Il contempla pensivement le mur d’en face.
« Les artichauts et les avocats peuvent être davantage que des couleurs et des saveurs… des espèces de plantes, je crois. »
Moïse étudia le visage rond de Willie, tendu par des cicatrices anciennes. Willie était resté trop longtemps Dehors. Cela avait commencé par une Chasse ; il y avait eu un accident, et il s’était perdu. Il avait erré pendant plus d’un an, sa peau avait brûlé et pelé. Quand on l’avait retrouvé avec son trophée, il ne se souvenait pas de grand-chose. Le soleil lui avait frit la cervelle, croyait-on. Des opérations de chirurgie esthétique avaient été faites sur son visage, ses mains et ses pieds, mais les cicatrices continuaient à rétrécir les tissus, à faire des fronces, raidissant ses articulations et déformant son visage. Le Psych l’avait mis en réhabilitation, mais cette tentative visant à en faire un citoyen utile avait échoué. La combinaison des drogues de Chasse et de son exposition prolongée aux violences du Dehors avait eu raison de lui. Il vivrait, le reste de son existence, des rations minimales de calories et de logement que lui accordait la Grande S.T. : Mille cinq cents calories et trente mètres cubes, environ le quart de ce qui était alloué à Moïse, qui travaillait.
Willie le Simple ne manquait pas une occasion de rendre visite à Moïse. Il profitait ainsi de l’appartement spacieux et des calories savorisées. Moïse l’accueillait volontiers. Ce pauvre bougre n’était pas désagréable, sauf quand il se mettait à marmonner des choses incohérentes tout en tripotant son macabre cube-trophée. À ces moments-là, il méritait bien son surnom de « Simple ».
Willie poursuivait : « Il y avait autrefois plusieurs espèces de plantes… rouge la betterave, jaune le navet, tradéridéra, que c’était bon à manger ! J’ai oublié le reste. C’est une comptine que ma mère m’avait apprise. Je suis né avec un permis de classe quatre. Tu as été porté par une Utérimache ou par une femme ?
— Une Utérimache, je crois », dit Moïse. Il savait que la plupart des citoyens de sa génération étaient des classe un : copie carbone en bocal. Les résultats étaient sûrs : de meilleurs citoyens, à la conduite entièrement prévisible, des Néchiffes dociles.
« C’est triste, dit Willie. Moi, je suis content d’avoir eu des parents biologiques. J’ai des souvenirs qui me tiennent chaud. On ne devrait pas vivre comme ça, seuls, dans des appartements minuscules. Ça n’est pas bon. »
Moïse prit deux autres verres de mousse et en offrit un à Willie.
« J’aimerais avoir un fils, dit Willie.
— Pourquoi ?
— C’est triste de mourir… sans personne pour vous pleurer. »
Ces conversations avec Willie mettaient toujours Moïse mal à l’aise. Il retourna vers l’évent d’aération et changea de sujet.
« Je persiste à dire que ça sent vert, Dehors. Je crois que je vais aller y jeter un coup d’œil par moi-même. »
Willie recula d’effroi. « Tu ne vas pas… !
— Je vais simplement grimper en haut du puits et regarder par la grille. Il n’y a aucun mal à ça. Pourquoi ne viendrais-tu pas ? »
Willie se renfonça dans son coin et joua avec son cube-trophée.
« J’supporte pas tous ces gens dans la spirale. Quelle engeance ! Ils sont bien trop nombreux !
Quand j’étais plus jeune, je pouvais me tailler un chemin dans n’importe quelle foule. Mais c’était avant que j’aille Dehors. » Willie retira ses bottes, exhibant ses pieds, qui n’avaient que trois orteils. « J’y ai laissé mes orteils, aussi. »
Moïse le morigéna : « Tes orteils… et tes tripes. Tu es un exemple-type du principe qui veut qu’on perde tout esprit d’initiative avec ses orteils. Si jamais l’homme en arrive au Néchiffe à trois orteils, la vie deviendra bien monotone ! »
Le visage de Willie reflétait un mélange de crainte et de colère. Il se leva, hésitant entre ces deux sentiments.
« Je vais peut-être venir avec toi, si… si la rampe n’est pas trop encombrée. »
Moïse sourit, sûr de lui, et lui donna une tape dans le dos. Ils remplirent leurs poches de barres sucrées, de cubes de graisse et de protéines conjuguées, fournis par le distributeur de Moïse, et partirent.
Il fallait ramper pendant cinquante mètres dans le boyau avant d’atteindre la spirale. Il n’y avait là que quelques personnes d’âge moyen, qui traînaient, apathiques. Mais ce n’était pas l’affluence. Ils allèrent jusqu’à la rambarde et se penchèrent au-dessus du puits. Deux cents mètres plus bas, la base du puits n’était qu’un vague cercle de têtes. Le chapeau du puits, au-dessus d’eux, n’était qu’une lueur trouble, à plus de huit cents mètres à pic. Ils attaquèrent la spirale, dépassant les boyaux anonymes de leurs voisins de la cité-puits.
Une heure plus tard, ils firent une pause pour se désaltérer ; chaque circonvolution, d’une longueur de quatre cents mètres, ne les élevait que de vingt mètres. Il leur faudrait plus de trois heures pour arriver en haut.
« Tu aimes ça, regarder Dehors ? demanda Willie, anxieux.
— Bah ! c’est intéressant, fit Moïse. J’ai eu l’occasion de regarder de près il y a quelques mois, en réparant un volet, pour le C.C. C’était vert, et ça sentait vert aussi… vraiment. J’ai eu l’impression d’être vert pendant les jours qui ont suivi.
— Les humains vivaient Dehors, autrefois, dit Willie, songeur. Et dans l’océan aussi ; la preuve, c’est que nous avons encore des branchies… des embryons de branchies. Et nos orteils doivent être des vestiges embryonnaires de notre vie Au-Dehors. Nous n’avons nul besoin d’eux dans la fourmilière. Pas besoin de courir, de grimper ou de nager là-dedans. »
Moïse n’aimait pas la façon dont Willie le Simple crachait le terme de fourmilière. Il n’ignorait pas que certains citoyens haïssaient la Grande S.T., et prétendaient qu’elle les traitait injustement. Mais il ne s’agissait pas de Bon Citoyens, seulement de proscrits, d’inadaptés.
Moïse contempla ses propres pieds. « Il nous en faut quand même pour marcher, comme nous sommes en train de le faire. »
Willie le Simple inspecta les alentours, se méfiant des senseurs de la Surveillance. Il sourit à Moïse d’un air entendu.
« Je suis de ton avis. Et c’est vraiment merveilleux de vivre dans la Grande S.T. Je le sais bien. J’ai affronté les périls du Dehors. C’était une expérience terrifiante. Toute cette étendue à ciel ouvert ! Je ne crois pas que j’y aurais survécu sans mes drogues. Et puis il y avait le temps. »
Moïse attendit la suite. Ils en avaient déjà discuté à maintes reprises.
« Il y a des variations de température, tu sais. Il faisait jour, et ensuite nuit. Chaud, puis froid. L’air était immobile, et tout à coup se déplaçait très vite, en emportant des feuilles et de la poussière. Le sol se couvrait d’écume, puis séchait. Le temps ! » Willie but encore rapidement une gorgée à la fontaine et reprit avec entrain l’ascension de la rampe. « Si on se dépêche, on en verra peut-être un peu, du temps. »
Moïse le suivit.
Willie s’aperçut que cette manifestation d’enthousiasme était une erreur. Il jeta autour de lui un regard inquiet, et ralentit le pas.
« Le temps, c’est horrible ! » répéta-t-il, mais sans grande conviction.
« Et la vie Dehors aussi. On me l’a bien expliqué quand on m’a ramené à la cité. L’homme est fait pour vivre dans les villes, pas dans les jardins. Les Egotiens qui vivent Hors les Murs sont nuisibles. Ils piétinent les récoltes, vivent comme des bêtes, se reproduisent sans contrôle… tuent, volent, commettent tous les crimes possibles. On me l’a vraiment bien expliqué. »
Ils marchèrent en silence quelques instants. La lumière du soleil, qui filtrait au travers de la calotte du puits au-dessus d’eux, commençait à diminuer avec le crépuscule.
Willie reprit : « Bien sûr, c’est normal que les Egotiens vivent comme des bêtes : ils sont en partie des bêtes. Selon certaines théories, ils se situeraient comme nos ancêtres directs, juste en dessous de nous dans l’arbre de l’évolution ; mais je suis convaincu que nous devons descendre d’un ancêtre commun, à quatre orteils. Ces sauvages à cinq orteils sont un embranchement condamné, par leur incapacité à s’adapter à la fourmilière. » Il eut un mouvement de dégoût. « Manger de la chair humaine ! Je pourrais tout leur pardonner, sauf ça. C’est sans doute pourquoi je suis si fier de mon trophée : j’ai chassé les derniers des carnivores terrestres. »
Arrivés au pourtour du chapeau, ils entrevirent un ciel bleu à travers l’épaisse grille métallique. Willie s’étreignit la poitrine et s’assit face au mur vide de la spirale.
« Je ne peux pas regarder Dehors. »
Moïse regarda attentivement par la grille et décrivit à Willie ce qu’il voyait.
Les teintes prune et raisin du soleil couchant s’assombrirent jusqu’à se transformer en un réglisse moucheté d’étoiles. Ils étaient assis sur une plateforme sans particularités qui faisait le tour de la bouche béante du puits. La grille était faite de maillons de vingt-cinq millimètres espacés de quinze centimètres, et montait vers un toit vert, embroussaillé, trente mètres plus haut. Une Agrimache de la taille d’un homme quitta les champs obscurcis et rentra dans son garage sous la plate-forme. Au loin, les tours à plancton s’allumèrent. Des nuages blancs d’Agrimousse se déversèrent sur les champs, leur apportant auxine et engrais. Des rangées de cyber-chapeaux s’alignaient jusqu’à l’horizon ; chacun. marquait l’emplacement d’une cité-puits.
« il y a des étoiles ? » interrogea la voix plaintive de Willie.
Moïse acquiesça.
« Ça brille. Il y en a des grosses, comme un œil fixé sur la terre. Et des petites, en grand nombre, comme une traînée de poussière métallique. »
Il chercha, parmi ces motifs scintillants, la forme familière d’Orion. Les épaules, les pieds bien écartés, la ceinture étroite et l’épée. Il avait remarqué cela des années auparavant. Mais quand il en avait parlé, personne dans la Grande S.T. n’avait paru comprendre. L’astronomie éveillait peu de curiosité dans la fourmilière souterraine. Les égouts, la vermine et les calories étaient des choses réelles ; mais une étoile, ça ne servait qu’à indiquer l’heure, sur les écrans, pendant les programmes récréatifs. Personne n’y distinguait des motifs. Il avait fouillé les mémoires, sans résultat : les étoiles faisaient partie des dossiers secrets.
La nuit s’avançait. Dans l’obscurité, un Irrigateur vint aspirer de l’eau dans le canal afin d’arroser le sol. La mousse disparaissait. Orion progressa vers l’ouest, jusqu’à ce que l’aube l’effaçât. Mais Moïse ne doutait pas qu’« il » reviendrait. Les motifs sur la voûte du Dehors, la nuit, semblaient être invariables.
Dans le jour naissant, Moïse se tourna vers Willie.
« Willie… est-ce que tu vois des choses dans les étoiles ? »
Willie se recroquevilla et se cacha les yeux. Moïse répéta sa question, avec précaution. « Quand tu étais Dehors… les étoiles apparaissaient chaque nuit, n’est-ce pas ? Pouvais-tu y discerner des figures, des motifs qui revenaient nuit après nuit ? »
Willie ne répondit pas tout de suite. Il se leva, en prenant soin de ne pas regarder Au-Dehors, et se mit à descendre la rampe d’un pas mou. Moïse lui emboîta le pas. Ils marchèrent sans parler, parcourant ainsi plusieurs circonvolutions de la spirale.
Enfin, Willie le Simple prit la parole : « Je ne me rappelle pas très bien. Les étoiles ? Je sais que j’ai dû en voir… mais je ne me souviens pas de les avoir vraiment regardées. Il y a un tas de choses comme ça qui sont très embrouillées sur la période que j’ai passée Dehors. Penses-tu que ça vienne des drogues ?
— Peut-être… fit Moïse, plein de sympathie. Les stimulants ont d’autres effets que de stimuler, c’est certain. Mais peut-être la Grande S.T. a-t-elle aussi gommé certains de tes souvenirs… pour essayer de faire de toi un bon Citoyen. »
Willie s’arrêta et eut un sourire de soulagement. « Bien sûr. La Grande S.T. a provoqué des blocages, pour empêcher les souvenirs nostalgiques de déborder de mon complexe amygdaloïde profond. Mais les blocages ne sont pas absolus ; des fragments de souvenirs filtrent parfois… »
Brusquement, Willie s’assit et appuya de nouveau son front contre le mur. Sombre et morose, il marmonna quelque chose à propos de la plus belle créature qu’il ait jamais vue. Moïse essaya de le sortir de sa prostration, mais la mélancolie de Willie ne fit que s’aggraver jusqu’à la stupeur. Willie le Simple restait souvent dans cet état des heures entières ; Moïse avait pris l’habitude de le voir ainsi. Cette fois, il ne lui manquait que le macabre cube-trophée…
Moïse resta auprès de lui une demi-heure, mais Willie gardait des yeux vitreux. La conscience lui revenait, par la force des évocations douloureuses. Leurs discussions avaient déclenché un réflexe neural, et il cherchait aveuglément à saisir ces souvenirs interdits. La Grande S.T. avait effectivement bloqué toutes les idées s’associant Au-Dehors, mais cela n’affectait que les associations simples ; et Willie s’efforçait de retrouver la mémoire par des associations d’idées multiples. Lentement, les souvenirs traumatisants s’assemblaient, pour revenir le tourmenter.
Willie le Simple portait dans sa main gauche un arc pesant. De grandes feuilles vertes s’agitaient dans la brise. Il aperçut sa proie, une pouliche. Ses grands yeux, son cou et sa taille minces lui donnaient dans son viseur l’aspect d’un insecte. Il éleva son arc et fixa le réticule sur cette forme. Elle rejeta en arrière sa crinière jaune, dévoilant des seins minuscules aux bouts roses. La fragile silhouette provoqua chez lui une migraine. Les images sautèrent.
Il était assis, nu et bruni, des enfants autour de lui. Il y avait trois sauvageons, et tous avaient les cheveux jaunes de la pouliche. Celle-ci arrivait, riante et ruisselante de l’eau du canal. Par jeu, elle se laissa tomber sur eux en roulant. Les enfants riaient. Le soleil, les fleurs aux couleurs éclatantes, la nourriture savoureuse. Le bonheur. La douleur, l’obscurité. Des chasseurs s’esclaffaient en brandissant des trophées dégoulinants de sang. Des corps froids aux cheveux jaunes jonchaient l’herbe rougie. Une autre vision, plus loin. Une tête dans l’herbe. Rien qu’une tête. Mais elle lui parlait, dans une langue qu’il ne comprenait pas. La tête ouvrit une large bouche et une paire de jambes en jaillit. Se hissant sur ces jambes, la tête s’enfuit en ricanant.
Lorsque Willie eut retrouvé sa conscience et la rampe de la spirale, Moïse n’était plus là. Des barres de protéines conjuguées et savorisées étaient empilées dans son giron. Il les ramassa et retourna vers sa cabine. Son trophée lui faisait peur, à présent. Si seulement il existait un moyen de l’analyser, de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme… si seulement il pouvait se rappeler si c’était bien son trophée. Avait-il vraiment tué ?
Moise chargea son petit distributeur de classe treize de rechercher des informations sur le Dehors. En explorant les magasins de mémoire rouilles et poussiéreux, le cyber réunit des bribes de renseignements qu’il communiqua sur des imprimés. Ce qui concernait les étoiles était perdu dans les mémoires secrètes. Mais on pouvait trouver des cartes du ciel à la rubrique des saisons. Moïse ne savait pas très bien ce qu’était une saison, mais il vit bel et bien le motif familier d’Orion correspondant à l’été.
La biosphère terrestre était très simple. Les océans ne contenaient que du plancton, encore était-il peu abondant et le plus souvent microscopique. De rares moules filtraient les eaux de l’océan et du canal. Les plantes n’étaient considérées qu’en tant que récoltes : herbes comestibles, graminées, vignes et arbres. Chaque espèce portait la mention grasse de sa teneur en calories ou en saveurs pour la fourmilière. Il sourit. Le melon de Moïse serait bientôt inclus dans cette liste. La faune comprenait plusieurs sortes de mammifères aquatiques, les sirènes et les cétacés… ceux qui nettoyaient les canaux. Les Broncos étaient classés comme vermine pilleuse de jardin, en voie d’extinction grâce à la fourmilière. Alors que les Néchiffes étaient au nombre de plus de trois trillions, la population bronco était estimée à moins d’un million pour le monde entier.
Les magasins renfermaient fort peu de renseignements sur des choses comme le soleil, la lune et les étoiles, comme si elles étaient tombées en désuétude, atrophiées. Dans la flore de la fourmilière, on avait rangé les espèces utiles des diverses bestioles qui partageaient la chaleur et la nourriture dispensées par la Grande S.T. : poux, cafards, rats dodus (également répertoriés comme gibier) et insectes. Rien d’autre. Rien ne nageait dans les mers, ne volait dans les airs ni ne se mouvait sur terre. Les poissons, les oiseaux, les reptiles et les mammifères, tous avaient disparu. Moïse ne pouvait les regretter, n’ayant jamais connu leur existence. Simplement, il s’étonnait un peu de ce que toute la masse protoplasmique de la planète soit concentrée en une seule espèce de la chaîne alimentaire de celle-ci. L’homme était décidément une créature favorisée.
Vers la fin de la semaine, il prit contact avec la caste du Conduit pour savoir quel était son prochain travail. Le visage carré de J. D. Birk apparut sur l’écran, souriant.
« Pas besoin de venir prendre votre quart, Moïse. Votre melon est une réussite importante. C’est un plasmode, exactement comme nous l’avions présumé. Au stade trophique, c’est une amibe de taille normale qui se développe dans les boues anaérobiques. À maturité, elle se combine et sporule comme un fongus. Le Bio la considère comme inoffensive.
Le Synth envisage de laisser mûrir le melon jusqu’à ce qu’il soit gris et de l’essayer en premier lieu dans les savorisées aux champignons. Si ça marche bien, nous allons rouler dans les Au-grammes. En attendant, votre Escalade a été autorisée. Vous allez recevoir votre équipement. »
Moïse écoutait, assis sur le bord de sa couche en mâchant son petit déjeuner. Il s’attendait plus ou moins à ce qu’il venait d’entendre ; mais le visage de Birk lui avait paru plus contracté que d’ordinaire, sa voix plus tendue.
Le distributeur se mit à délivrer les articles nécessaires à l’Escalade. Il vérifia minutieusement ses nouveaux vêtements, à la recherche de défauts éventuels, avant de jeter les usagés dans le digesteur, par le vide-ordures. Il y avait également de la nourriture en barres pour la durée du voyage jusqu’aux montagnes. Il allait passer plusieurs jours dans le métro, même s’il ne perdait pas de temps aux distributeurs. Les distributeurs publics retardaient fâcheusement le voyageur ; en dehors de cela, il ne leur était pas défavorable. Après tout, les distributeurs n’étaient en général que des classes treize, et il fallait contrôler soigneusement l’identité des voyageurs. Moïse ne tenait pas à ce qu’un non-travailleur mange des calories savorisées en les faisant porter à son compte.
Il y avait deux jours entiers que Moïse se battait contre la foule puante pour avancer. Il était las de veiller à ne pas marcher dans les excréments visqueux, les cafards écrasés, ulcéré de trébucher sur des corps en putréfaction qu’on avait laissés là, écœuré en permanence par les miasmes putrides qui saturaient ses filtres nasaux. Il regrettait d’être venu.
Il descendit, pour prendre un peu de repos, dans une cité-puits inconnue, il y avait les habituels monceaux de détritus et les regards débonnaires. Il trouva un coin où il s’assit pour dormir. Le bruit sourd et répugnant d’une chute le réveilla. Quelque chose mouilla sa joue. Encore un suicide. Un sauteur. À la dislocation du squelette, Moïse jugea qu’il – ou elle – s’était jeté d’une hauteur de quatre cents mètres environ. Il semblait qu’il y ait plusieurs cadavres. Cela irrita Moïse. Le sauteur n’avait pas eu la décence élémentaire de prévenir par un cri afin qu’on dégage la zone d’impact.
Moïse était à présent tout à fait réveillé. À coups de coude, il se fraya un chemin jusqu’au métro et poursuivit son voyage. Une Balayeuse de classe neuf le frôla. Elle avait la forme d’un escargot, était haute d’un mètre cinquante et occupait la place de dix humains en s’activant à humecter, à frotter et à aspirer le sol taché. Sa poche aux parois minces contenait déjà une masse assez volumineuse, pourvue de coudes et de genoux.
Le métro déposa Moïse au fond du puits de Récré. Il était seul. Le grand distributeur de la spirale appela son nom et lui délivra un lourd paquet de rations : des denrées de base déshydratées pour son séjour en montagne. Tandis qu’il l’arrimait sur son dos, il maudit intérieurement la caste du Conduit. Les conduits transportaient tout sur la planète : les hommes, la nourriture, l’eau, l’air… tout, et sur des milliers de kilomètres, mais toujours horizontalement. Jamais verticalement. Il n’y avait pas assez d’énergie pour cela.
Le puits de Récré était étroit, à peine trente mètres de diamètre. La spirale avait une pente de vingt pour cent. Çà et là, un boyau. Pas de gens. Un point lumineux au centre de la spirale indiquait ce qu’il estima être la ligne des trois mille mètres d’altitude. Il respira profondément l’air froid, humide, métallique et entreprit l’ascension à vive allure. Au bout de trois heures, il dépassa trois hommes aux cheveux gris, affalés sur leurs sacs.
Il tira quelque vanité de sa résistance, jusqu’à ce que, une heure plus tard, une fille-puberté plus sept le dépasse. Son paquetage était à peu près aussi lourd que le sien. Elle portait la blouse et l’emblème de la caste des Assistantes.
Il s’arrêta pour dormir à l’altitude de quinze cents mètres. Il rampa jusqu’à l’intérieur d’une cabine, et fut surpris de la trouver aussi stérile. Il n’y avait pas de distributeurs, aussi les gens ne restaient que quelques heures. Les parasites ne pouvaient donc pas s’installer.
Il dormit plus de dix heures. Un sommeil profond et tranquille, puisqu’il n’eut pas besoin de se gratter ni de se donner des claques, comme d’habitude.
Il rencontra son Assistante en haut de la rampe. C’était une femme de puberté plus dix ; Pépithélium de ses muqueuses était probablement stratifié. Elle n’était pas déplaisante. Mais bornée et parfaitement aseptique. Il suait et vacillait sous le poids de son paquetage, épuisé. Elle le maintint fermement par la bretelle de son sac.
« Souper ou sexe ? » demanda-t-elle, en guise d’accueil.
Par politesse, il s’abstint de grogner : « Sommeil ». Après tout, il était parti pour une Escalade.
Il se força à sourire et redressa précautionneusement son dos douloureux.
« Et pourquoi pas les deux, une fois que je me serai rafraîchi ?
— J’ai gardé un peu d’eau. Viens. Nous allons former une famille pour deux semaines. »
Elle le conduisit à leur chambre. L’éclairage était faible, et il accorda plus d’attention à la température de son bain qu’au décor. Elle trouva le savon dans son sac et le lui lança dans le rafraîchisseur. Il régla le débit afin de maintenir l’eau à hauteur des genoux. Il trempait depuis un quart d’heure quand elle vint le rejoindre avec une brosse dure. Il se tournait dans l’eau, qui lui arrivait au menton, tandis qu’elle lui récurait la peau avec les soies raides. L’eau était un peu trop froide à son goût, mais il dut reconnaître qu’il commençait à se sentir propre.
Quand il sortit, elle lui tendit une serviette de bain rugueuse. Elle portait une robe fendue serrée à la taille.
« C’est le tout dernier modèle coït et demi. Il comporte tous les accessoires pour les soixante-douze premières positions », dit-elle en se rengorgeant.
L’atmosphère pauvre de la montagne l’épuisait complètement. Il s’assit sur la couche en souriant faiblement.
« Cuir ou dentelle ? » demanda-t-elle par-dessus son épaule. Elle se mit à farfouiller dans l’armoire.
Il contempla l’oreiller, avec une irrésistible envie de dormir.
« Cuir ou dentelle ? répéta-t-elle.
— Oh !… peau, ce sera très bien. »
Elle eut l’air déçu. De toute évidence, elle possédait un attirail spécial, dont elle désirait faire étalage. Elle desserra sa ceinture et marcha vers la couchette.
« Tu n’es quand même pas un de ces types qui s’en tiennent à la position numéro 1, non ?
— Bien sûr que non. Tu connais la manœuvre 54/12 ?
— En phase culminante ? »
Il hocha affirmativement la tête.
Elle sourit. Au moins, cette fois, on l’avait appariée à un partenaire intéressant. Elle jeta un coup d’œil sur les schémas à l’intérieur du placard. Manœuvre 54/12 ?
« Tu as vraiment envie de ça ? Ça me paraît plutôt malaisé ! »
Il était encore assez éveillé pour répondre en souriant : « Oui, j’en ai vraiment envie. Il s’agit d’une Escalade, non ? Autant tenir la gageure. »
Elle accrocha sa robe et s’approcha de la couche. Tandis qu’elle ôtait les accessoires dont ils ne se serviraient pas, il s’étira en regardant le miroir au plafond. Un moment après, il était endormi.
Elle se montra un succube accompli.
L’aurore vint comme une heureuse surprise. Le soleil jaune, déjà ardent, s’éleva rapidement au-dessus de deux pics enneigés et remplit leur chambre d’une lumière aveuglante. Un mur entier était transparent. Son Assistante dégringola du lit et, en vacillant, alla en réduire la visibilité. Le soleil se changea en un disque lunaire sans éclat. Elle revint s’effondrer sur la couche.
Il se sentait à peu près reposé. La raréfaction de l’air ne l’incommodait pas outre mesure. Il alla à l’autre bout de la chambre et contempla la vallée. Des pyramides d’habitacles uniformes couvraient les versants inférieurs, à perte de vue ; cela lui fit penser à un glacier obscène. Les aiguilles noires d’une lointaine montagne semblaient encore vierges, la roche paraissait nue, mais la distance était trop grande pour qu’il puisse en être sûr. Il espéra que les aiguilles resteraient noires au coucher du soleil, au lieu de flamboyer de fenêtres reflétant des lueurs du crépuscule.
« Petit déjeuner ? » L’Assistante fouillait dans son paquetage.
Bizarre, mais quand elle se mit à partager sa nourriture – les calories qu’il avait gagnées et amenées jusqu’ici au prix d’un gros effort – il la vit avec d’autres yeux. Elle n’était plus la tendre Assistante venue lui tenir compagnie. À présent, c’était un parasite, qui troquait ses faveurs contre des calories, des savorisées par-dessus le marché ! Mais il se remémora l’un des commandements de la Bible S.T. de la charité :
Sois toujours bon à manger ;
Songe à tous les affamés.
Moïse emmena son Assistante au bar, qui avait des allures de caverne mystérieuse. Les murs extérieurs étaient à visibilité réduite, presque opaques. Moïse devinait à peine le ciel et les montagnes, dans des tons gris et noirs. Il était midi, il y avait une foule de Néchiffes autour du bar de pierre brute ; ils avaient besoin de rapprochement, et se sentaient rassurés par le contact des hanches tièdes et des coudes de leurs semblables. Chacun portait la tenue de Récré, un vêtement flottant et transparent. Moïse commanda des boissons au distributeur ; il choisit sur le sélecteur les cocktails flambés. Une petite flamme blanche vacillait au sommet de leurs verres, dans lesquels se superposaient des liquides multicolores.
Ils se joignirent au troupeau. La conversation tournait autour de la dernière session du mégajury. L’Assistante demanda à Moïse de donner à nouveau sa version des faits. Il s’exécuta, puis leva son verre devant ses yeux.
Moïse regarda les flammes sur son pousse-café. À l’aide de sa paille, il goûta la grenadine, le chocolat et la menthe au fond du verre. Il se renversa dans son siège et frotta ses sourcils roussis.
Un homme courtaud et agressif, cria, de l’autre côté du bar : « Tuer par télécommande un prisonnier psychotique et noyer sa responsabilité dans la conscience collective du mégajury… ce n’est pas spécialement viril ! »
Moïse avait déjà entendu ce genre d’arguments, mais ils éveillaient toujours en lui un réflexe de haine quand ils le visaient directement. Cette décharge d’adrénaline eut le don de le ragaillardir. Il répliqua : « La Charité avant la Justice. C’est ça que vous voulez, mettre en suspension un psychotique sans intérêt, et laisser à la porte un citoyen travailleur souffrant d’une maladie organique ? »
Son adversaire débita comme un perroquet des phrases qu’il avait grappillées ailleurs, et qui étaient hors du propos : « Des milliers de patients entrent en suspension ou en sortent chaque année. On n’est pas à une place près. Mais vous, vous vous y connaissez plus en cocktails qu’en virilité ; pour appuyer sur un bouton, là vous êtes fort ! »
Moïse aspira la menthe sans remuer les autres liquides. Il buvait avec lenteur, s’appliquant à se mettre en colère. « Et vous, vous êtes viril ? Qui avez-vous tué dernièrement ?
— Personne, mais j’ai participé à une Chasse, Dehors. Une vraie Chasse. Et ce n’était pas une action collective. Je me suis exposé au danger, d’homme à homme. Seulement, je n’ai pas vu de gibier, voilà tout ! » Il avala son breuvage et se mit à ruminer sombrement.
« Qu’y a-t-il donc de si viril dans une Chasse ? demanda Moïse. Vous prenez des drogues, pour vous donner du courage, et vous vous servez d’un arc contre un sauvage ignorant. Le gibier n’a aucune chance contre tout cet attirail électronique.
— Le seul fait de se trouver Dehors, c’est viril ! J’ai payé de ma personne, au lieu de me contenter de me pavaner pour avoir participé à un assassinat légal !
— En tout cas, vous êtes ici, à présent. »
La réaction adrénergique du petit homme l’arracha à son tabouret. Il arpenta le bar en hurlant à l’adresse de Moïse : « Ecoute, tueur ! tu es sans doute très fort pour appuyer sur des boutons et assassiner un pauvre type au cerveau dérangé ! Mais ton raisonnement ne tient pas ! La surpopulation n’est pas telle qu’elle puisse justifier un assassinat inutile ! As-tu déjà regardé Dehors ? J’y suis allé et je n’ai rien vu, que la terre noire, quelques chapeaux de puits et cette saleté d’Agrimousse ! Pas de Bron-cos ! Et si le Contrôle des Chasses se trompe à propos des Broncos, pourquoi les cliniques de Suspension ne le feraient-elles pas quant à la surpopulation ?
— Vous ne croyez pas à grand-chose. » Le petit homme se calma.
« Je m’interroge sur un tas de choses, et plus particulièrement sur la surpopulation. Que voyons-nous au juste dans nos cités-puits ? Rien. Que des murs. Les murs du métro. Les murs du puits. Les murs des habitacles. Même quand on voyage, on voit seulement d’autres murs. J’aimerais bien regarder Dehors une bonne fois… du sommet d’une montagne, par exemple. Simplement pour voir à quel point les puits sont surpeuplés.
— Nous sommes à mi-chemin du sommet d’une montagne, en ce moment. Si nous montions jusqu’en haut, pour voir ? » le défia Moise.
Le silence se fit dans le bar. Tous les regards se portèrent vers le plafond, où des rouleaux de corde pendaient à des pitons rouilles. Les pitons, rongés par le temps, symbolisaient l’Escalade. La plupart des Néchiffes venaient là pour le sexe, la boisson et le spectacle. Aujourd’hui, Moïse et le petit homme agressif allaient leur fournir une attraction.
Pataud dans sa combinaison étanche, Moïse, pour atteindre le bord du balcon, faisait crisser sous ses pas la neige immaculée. Une échelle de corde y dansait dans le vent. Le petit homme le dépassa et mit un pied sur un barreau pour maintenir l’échelle tendue. D’un geste, il invita Moïse à passer le premier.
Tandis que Moïse commençait à grimper, le petit homme retira son pied et l’échelle jaillit de la neige. Le vent poussa Moïse dans le vide, au-dessus de la crevasse, de quinze cents mètres de profondeur. En tourbillonnant comme un cerf-volant, il vit tournoyer le ciel, la montagne, le gouffre béant ; le ciel, la montagne, le gouffre… Le vertige et l’immensité réveillèrent des peurs primordiales. Ses muscles se nouèrent. Il tourna, tourna, jusqu’à en perdre le sens de la pesanteur… les nuages au-dessus de lui, les brumes en dessous, tout se confondait. Le temps s’arrêta. Les flocons de neige sur le hublot de son casque refusaient de fondre.
Quand le vent changea de direction, il fut ramené au-dessus de la corniche. Etourdi, il regarda la terre ferme, en bas, qui semblait le narguer, à quelques dizaines de centimètres en dessous de lui. Le battant de l’échelle fouettait la neige, comme la queue d’un serpent, en projetant des plaques. Il essaya de descendre, mais la peur collait ses doigts aux barreaux. Les gens du bar le contemplaient par la porte ouverte, verre en main, tirant de sa frayeur un plaisir sadique. Le vent le renvoya au-dessus du vide brumeux, et il sombra dans l’inconscience.
Il se sentit tomber. Il cria et ouvrit les yeux, pour découvrir qu’il reposait sur sa couchette, sain et sauf. D’énormes pansements couvraient ses mains et ses pieds. Son nez lui faisait mal. Son Assistante s’empressa auprès de lui, avec un litre de bouillon chaud. Elle soutint ses mains tandis qu’il buvait à longs traits.
« Essaie de te détendre, lui dit-elle. Mais ne ferme pas les yeux tant que tes canaux semi-circulaires ne seront pas rétablis. Tu vas avoir l’impression de tournoyer et de tomber pendant encore un petit moment. Tu es resté sur l’échelle un bon bout de temps avant que j’aie pu te faire redescendre.
— Merci », dit Moïse.
Le bouillon n’était pas mauvais : cubes de graisse, protéines conjuguées et une barre de légumes. Cela le revigora promptement. Elle se déshabilla et se glissa sous les couvertures, pour le frictionner vivement.
« Hé ! tu vas me faire mal ! Ma brûlure…
— C’est sans gravité. Il n’y aura sans doute même pas de cloques. On pourra retirer ces bandages dès demain.
— Merveilleux, dit-il, en faisant jouer ses articulations avec précaution. Alors, je vais pouvoir aller à mon rendez-vous au sommet de la montagne avec ce petit homme agressif.
— Il y compte bien… Il est passé pendant que tu étais entre les mains du Méditech et de la Médimache. Il y a trois jours de ça.
— Trois jours… » fit-il en remontant son oreiller. L’Assistante remplit deux verres de liqueur, et se tamponna les poignets et la gorge de quelques gouttes du liquide aromatique.
« Nous avons tout le temps… dit-elle doucement, en lui tendant son verre.
— Pour quoi faire ?
— Kipling », répondit-elle. De ses doigts agiles, elle régla les commandes de la couchette, qui se replia. Elle sortit deux coussins du placard. Il la regardait faire, déconcerté. Elle rapprocha le distributeur et prit avec elle dans le lit un cordon recouvert de gadgets. Comme l’écran s’allumait, elle grimpa sur ses genoux brutalement. Il respira l’odeur et goûta la saveur de la grenadine.
« Doucement… c’est la première fois qu’on me fait kipling. »
Les trois jours qui suivirent se passèrent agréablement.
Le goût, l’odorat et le toucher furent les trois sens sur lesquels ils se concentrèrent, tout en regardant sur l’écran les vieilles chansons, ballades, histoires de fantômes et autres poésies qui leur étaient présentées.
Moïse garda le pied sur le barreau tandis que le petit homme agressif gravissait l’échelle. À travers les énormes lunettes de son casque, le paysage lui apparaissait uniformément gris. Il écouta de la musique – des violons aux accords apaisants – tout en faisant l’ascension. Le vent le cinglait, le faisait osciller, comme l’autre fois, mais il continuait, sans s’arrêter. Le petit homme agressif l’aida à se hisser sur l’étroite corniche verglacée. Ils soulevèrent la visière de leur casque pour se dévisager.
« Désolé pour le coup de l’échelle, l’autre jour. Mais c’était la meilleure façon de te guérir de tes phobies du Dehors. »
Moïse haussa les épaules. Me guérir ou me tuer, pensa-t-il.
Le petit homme attendait une réponse à ses excuses. Moïse lui jeta un regard de colère.
« Okay, tueur, suis-moi ! Nous allons continuer sur cette corniche jusqu’à la limite de la neige. Il restera environ mille cinq cents mètres à faire jusqu’à la grotte. On pourra y dormir et aller sur le sommet au matin. »
Moïse le suivit, en laissant son casque ouvert pour emmagasiner l’oxygène en quantité suffisante pour éloigner l’incube qui lui écrasait la poitrine pendant son sommeil. Le sentier était étroit et accidenté. Des rafales de neige lui cachaient parfois le petit homme agressif. La glace et les congères de neige molle rendaient le sol perfide. Des pitons et des cordes le guidèrent dans les montées les plus rudes. Quand le soir tomba, il but un peu d’eau et alluma la lampe dont sa combinaison était équipée. Il s’arrêta devant la rimaye du mini-glacier et regarda vers l’est ; il vit les versants d’autres montagnes s’enluminer : les millions d’habitants des falaises ouvraient la lumière. Les coteaux et la plaine demeurèrent dans l’obscurité. Il y avait peu d’éclairage dans les jardins.
Cette marche dans la poudreuse, où il s’enfonçait jusqu’aux genoux, épuisa Moïse. Il referma son casque et prit de l’oxygène. Une muraille de pierre noire se dessina devant eux. Le petit homme agressif la balaya d’un faisceau lumineux.. Une brèche triangulaire à la base de la paroi formait l’entrée d’une grotte.
« Moïse, appela le petit homme. Entre là-dedans et prépare ton sac de couchage ; pendant ce temps, je vais essayer de trouver du bois pour le feu. » Il se mit à décrire des cercles au hasard dans la neige.
Du bois ? Alors qu’ils avaient depuis longtemps dépassé la limite de la zone boisée ? Moïse était trop fatigué pour discuter. Sans mot dire, il s’aventura profondément dans la grotte, cherchant à échapper au froid qui l’engourdissait. Les parois gelées, séparées d’un mètre cinquante à l’entrée, s’évasaient pour former, vingt mètres à l’intérieur, une salle spacieuse. Il promena sa lampe autour de lui. Etrange. Il crut sentir une odeur de bois brûlé.
« Ça va là-dedans ? » brailla l’autre depuis l’entrée.
Moïse se retourna pour lui répondre. Un instant plus tard, il était précipité à genoux par terre, un bruit de tonnerre faisait vibrer le sol de la caverne et une pluie de gravillons se déversait sur lui. Dans le silence qui s’ensuivit, il entendit un rire malfaisant, qui venait de plus loin au fond de la grotte. Le petit homme n’émettait plus aucun son.
Moïse se traîna dans un coin et alluma sa lampe. Des pas se rapprochèrent. Il prit à tâtons son petit piolet. La lueur indécise d’une torche accompagnait les bruits de pas.
Moïse retint son souffle. Ce qu’il vit le fit frissonner. Un vieil homme noueux, tenant une pomme de pin enflammée au bout d’une lance robuste. À partir des genoux, ses jambes étaient entourées de chiffons ; il était vêtu de guenilles recouvertes d’une cape flottante. Il n’était pas seul. Marchant devant lui, il y avait une bête à quatre pattes, carrée de forme, d’une race qui aurait dû être éteinte depuis longtemps – un Carnivore de près de soixante-dix livres au museau allongé. La bête portait les cicatrices de nombreuses batailles. Ses yeux étaient des fentes derrière les paupières épaissies. Moïse ne savait pas de quelle espèce il s’agissait, mais son long museau et ses dents puissantes disaient bien quel était son ordinaire.
L’homme et la bête passèrent devant Moïse et allèrent jusqu’à l’entrée de la grotte. Ils revinrent quelques minutes après, portant d’étranges objets dégoulinants. Ce que tenait l’homme ressemblait à une jambe, ce que tenait le chien à un bras. Cette fois, le cortège s’arrêta devant la cachette de Moïse.
« Eppendorff ? » Le vieillard changea de main son fardeau, d’où le liquide dégouttait. Il le tenait négligemment par le genou. « Viens auprès de notre feu. Nous avons à te parler. »
Assis par terre comme il l’était, il parut à Moïse qu’il n’avait aucune chance contre l’animal. Celui-ci le regarda de côté, remua trois fois la queue et partit en tête. Le morceau de chair qu’il traînait laissait derrière lui une trace gluante. Moïse se releva et prit un air qu’il espérait désinvolte pour remettre son piolet dans sa ceinture.
La flamme était maigre, avare, alimentée de quelques fragments de pin résineux. Les parois étaient noires de suie. Le sol était jonché de petits tas de brindilles et d’ossements : des fémurs fendus, des cages thoraciques arquées et toute une rangée de crânes soigneusement alignés.
Un campement bronco !
Le vieil homme enfila la jambe sur un crochet, en dessous du talon d’Achille, et alla l’accrocher dans un recoin obscur de la grotte.
« Dresse une pierre pour t’asseoir et mets-toi à l’aise. Je vais faire cuire quelque chose tout de suite.
— Vous n’avez pas l’intention de manger cette… » Moïse eut un haut-le-cœur.
« Cette viande rouge ? Oh ! non ! C’est trop coriace quand c’est frais. J’ai là un bon morceau bien faisandé ! »
Le vieil homme alla dans un autre recoin et en revint avec un objet noir et ratatiné couvert d’un léger duvet. Moïse ne put l’indentifier, et se garda de poser une question.
Des braises rougeoyantes montait une flamme bleue et blanche qui léchait la viande ruisselante. La bête était couchée, les pattes et le menton posés sur sa part crue ; elle attendit que le vieillard lui donne d’un signe la permission de manger. Alors ses dents puissantes se mirent à l’œuvre, dévorant les os aussi bien que la chair tendre. Il ne resta bientôt plus que les épiphyses des os les plus longs, compactes et dépourvues de moelle. Moïse était fasciné par l’éclat des crocs de l’animal. On les aurait dits métalliques !
« Les conditions sont idéales dans cette caverne pour faire vieillir la viande, dit le vieil homme en offrant à Moïse une généreuse portion d’un muscle. Ça vaut la peine de se déplacer ! »
Moïse tint sa part à bout de bras.
« Vas-y mange… Tu viens de la fourmilière. D’où crois-tu qu’ils tirent toutes vos protéines conjuguées ? Des algues ? Ha ! c’est la même chose, seulement le goût n’est pas dénaturé ! »
Moïse se rembrunit encore. « Mais c’est un être humain que vous venez de tuer ! Etes-vous dénué de tout sentiment ?
— Pour moi, ça n’est que des protéines, grogna le vieillard. Je ne vais pas faire du sentiment avec ces parasites à quatre orteils ! » Pour souligner ses paroles, il pointa son javelot vers Moïse et dit, sur un ton de réprimande : « Ne perds pas ton temps à pleurer celui-là. Il a eu le sort qu’il te réservait. Tu n’as pas remarqué comment il s’est arrangé pour que tu entres le premier dans la grotte, sous prétexte qu’il allait chercher du bois ? Il était resté assez longtemps au Centre de Récré pour connaître le bruit qui courait. J’ai déjà vécu ici, et ils ne pouvaient pas savoir si je n’étais pas de retour.
— Vous êtes un… Bronco ? »
Le vieil homme se redressa et s’excusa : « Oh ! pardon ! Il y a si longtemps que nous t’épions, que nous attendons que tu grimpes jusqu’ici, que j’ai oublié que tu ne nous connaissais pas. Je suis Moon, le vieux Moon, et voici Dan, mon chien.
— Vous m’épiiez ? dit Moïse en tendant au chien sa viande carbonisée.
— Pas moi, Curedent. Il possède les circuits nécessaires. »
Moon montra son javelot.
« Salut ! fit le javelot. Je m’appelle Curedent. Effectivement, c’est moi qui ai eu l’idée de te faire venir. »
Eppendorff fixa un regard ébahi sur le javelot. Une machine très sophistiquée. Faisant partie de la caste du Conduit, il avait eu affaire à beaucoup de machines dans sa vie, mais c’étaient pour la plupart des classe dix. Et Curedent était bien plus qu’une classe dix.
« Mais, pourquoi ?
— Nous désirons que tu viennes vivre avec nous… Dehors.
— Impossible ! La vie est trop courte pour que je la passe à fuir les chasseurs ! »
Moon lui tendit Curedent en disant : « Tiens, Eppendorff, emmène-le faire un tour. Il te convaincra bien. »
Avec mille précautions, Moïse Eppendorff porta Curedent jusqu’à l’entrée de la grotte. Ils passèrent auprès d’un assommoir en pierre massive et sortirent sous les étoiles. Moïse régla les systèmes éclairants et chauffants de sa combinaison et ouvrit son casque.
Curedent parla : « Ne t’occupe pas de la façon dont Moon parle. Il me fait confiance à cause de mon grand âge. En fait, je suis un rescapé de l’époque où l’homme possédait de nombreux cybers comme moi. C’était un âge où la technologie était très avancée et la densité démographique peu élevée. L’homme et ses machines étaient partout sur cette planète, dans les mers et dans les airs… même sur d’autres planètes : la lune, Mars, Deimos. Cet homme à cinq orteils rêvait même de voyages stellaires. C’était le bon temps. Il y avait beaucoup de cybers de compagnie. Mes circuits ont dû rester inactifs des siècles durant. Je me sens encore vigoureux, chargé à bloc. À présent, je suis le cyber de Moon. Il me procure une stimulation intellectuelle. J’essaie de le protéger. Mais je crois qu’il nous faudrait un homme plus jeune : toi, Moïse. Moon et Dan sont vieux, presque deux cents ans. Leur horloge génétique est arrêtée, mais les cicatrices s’accumulent, et ils s’affaiblissent. Les chasseurs finiront par les tuer, bientôt, si nous ne trouvons pas un nouveau partenaire robuste. »
Moïse hocha la tête. Il avait entendu parler de ces anciennes expériences de décodage génétique. La société désirait améliorer le cheptel de ses citoyens. Leur résultat fut L’Homo superior, le citoyen-fourmi docile. Les ingénieurs-généticiens se butèrent à l’horloge, cet A.R.N. polycistronique qui traduisait les instructions du gène relatives à la durée de vie, à l’A.R.N. porteur du message. On fabriqua une sorte de virus antigène pour détruire l’horloge, mais l’idée de Mathusalems s’entassant et gênant l’évolution des idées ne plut pas à la Grande S.T. Il fallait que les cinq-orteils se renouvellent sans cesse pour que progresse la fourmilière. On arrêta les travaux sur l’horloge. Moon et Dan n’étaient plus que des reliques. Les généticiens se tournèrent vers autre chose, vers le gène cinq-orteils. Il était porteur également d’immuno-globuline A, de calcium et de collagène, de mélanine. L’axe neuro-humoral était concerné autant que l’orteil. Il fallait éliminer ce gène.
« L’homme a-t-il un jour atteint les étoiles ? »
Curedent ne répondit pas tout de suite.
« Je n’en suis pas sûr. Mon stock de mémoire n’est pas tellement fourni. Les informations y ont été emmagasinées il y a longtemps. Beaucoup n’ont aucun sens pour moi. J’ai tenté de me connecter sur les circuits de la Grande S.T., mais les magasins sont bien protégés. Chaque fois que j’ai établi le contact, les champs de repérage m’ont détecté et nous avons dû fuir pour échapper aux chasseurs. Les étoiles ? Je sens une chaleur que je ne puis expliquer dans mes circuits. J’aime à penser que l’homme a bien atteint les étoiles, avant que la fourmilière ne commence à stagner. »
La stagnation. Moïse savait ce qu’il en était. La caste du Conduit n’arrivait même pas à résoudre le simple problème de la pollution de l’eau potable.
Ils parlèrent toute la nuit. Curedent et Moon avaient parcouru la plus grande partie des deux continents principaux de l’hémisphère. Les conditions de vie étaient partout les mêmes. Dans les régions tempérées et tropicales, l’homme s’était réfugié dans les cités-puits souterraines et avait mis en culture chaque centimètre carré de la surface. On tolérait les vagabonds Hors les Murs tant qu’ils restaient peu nombreux, mais on les pourchassait impitoyablement lorsqu’ils se multipliaient.
Curedent n’aimait pas cette nouvelle Terre, mais, pensa Moïse, c’était un cyber de compagnie, et il aurait naturellement préféré un monde dans lequel il aurait pu remplir un rôle plus important que celui de vagabond.
À l’aube, Moon remit en place l’assommoir à l’entrée de la grotte. C’était un splendide ouvrage de pierre taillée, si l’on arrivait à oublier la pointe pour n’admirer que le fini du contrepoids et de la clef de marbre.
Bloquant la clef du pied, Moon dit : « Je ne voudrais pas que quelqu’un se blesse pendant notre absence… » Sa tirade le fit rire.
Il ramassa une section de tube longue de dix centimètres et la fixa à la hampe de Curedent. Cet objet était muni d’un lecteur optique et il l’avait placé tout près de la détente. Curedent était davantage qu’un jouet.
Moon rassembla l’équipement du petit homme agressif et l’amena auprès du feu. Il empocha les barres de nourriture et essaya différents articles vestimentaires.
« Ce textile d’ordonnance ne doit pas faire long feu », se plaignit-il.
Il s’apprêtait à sortir quand Moïse exprima son désaccord.
« Merci pour l’invitation, mais je n’irai pas avec vous. Votre mode de vie me paraît intéressant, mais je ne veux pas finir mes jours comme un piétineur de récoltes, un fuyard… et encore moins comme un cannibale. »
Moon s’empourpra de colère.
« Sais-tu vraiment à quoi tu veux retourner ? À la sécurité de ta civilisation fourmilière ? À quoi ressemble ta vie ? Tu vis seul, sans aucune possibilité de changer ton avenir. Ton travail ? Brasser les eaux d’égout ou tuer les psychotiques. L’amour ? Néant. Ne me parle pas de ton Assistante, là-bas. Elle t’a décroché de cette échelle uniquement pour garder sa part de tes rations. L’avenir ? Tu n’en as pas. Cette civilisation ne laisse se reproduire que les quatre-orteils. Si tu viens avec nous, tu auras plus d’enfants que tu pourras en compter. »
Cette perspective fit sursauter Moïse.
« Des sauvageons ? Avoir des enfants pour qu’ils soient traqués toute leur vie ?
— Mieux vaut être traqué que ne pas exister du tout. Ecoute, tu dois à la race humaine d’essayer de transmettre ton gène cinq-orteils. Curedent pense que tu es né avec un cinquième orteil embryonnaire. La fourmilière, c’est le terminus pour l’humanité, la fin de l’évolution. Les Néchiffes peuvent survivre des centaines de millions d’années avec leurs quatre orteils. Mais ils ne peuvent plus évoluer. La fourmilière est pareille à un organisme vivant : chaque individu n’y est qu’un élément devant remplir une fonction spécifique. Même sexe et reproduction y sont séparés. Si jamais il naissait un mutant pouvant donner une lignée d’individus supérieurs, il finirait probablement en suspension. Il n’a fallu que quelques milliers d’années pour passer de la découverte du feu aux fusées spatiales. Mais, dans les millions d’années à venir, la fourmilière ne réalisera rien. Elle n’en a pas besoin. Elle est la forme de vie dominante sur cette planète. »
Moon regarda brièvement le vieillard, Curedent et Dan.
Il assura la courroie de son sac sur son épaule, mit son casque et dit : « Bon, j’étais venu voir ce qu’il y avait de l’autre côté de la montagne. Autant aller regarder de près. »
Deux humains, un chien et un cyber, gravirent la montagne jusqu’au sommet. Ils y découvrirent une vue réconfortante : des rochers nus, de la glace, de la neige et, à l’infini, un ciel bleu moucheté de petits nuages blancs et floconneux. Le vieil homme désigna ce paysage austère d’un geste orgueilleux.
« Il n’y a pas d’habitacles au-dessus de trois mille mètres. Nous pouvons suivre cette crête sans nous presser. Plus loin, au nord, se trouvent les vestiges d’une zone boisée : quelques conifères authentiques et des lichens en abondance. »
Moïse se débarrassa de son casque Pelger-Huet alors qu’ils traversaient un col. Il jeta un coup d’œil vers l’ouest, vit des étendues géométriques. Cultures étagées, monotones, chapeaux de puits et canaux. Des millions de quatre-orteils vivaient là-bas, dans les ténèbres, tandis qu’eux jouissaient du soleil et du vent. Son front lui brûla d’abord un peu, puis bronza.
Il s’instruisit aussi. Curedent se mit sur la longueur d’onde des robots agriculteurs et guida leur groupe vers les réserves de nourriture. Quelques livres de plancton séché leur fournirent l’énergie nécessaire pour atteindre les tomates ligneuses. Ils en remplirent une couverture et purent ainsi parvenir aux champs de céréales. Sa combinaison isolante était munie de poches très commodes et d’une gourde, mais il fallait se déplacer plus vite sur les versants inférieurs plus chauds. Elle le gênait.
Bientôt, Moïse se retrouva vêtu de haillons, comme Moon.
Quand il leur fallait traverser un terrain découvert, ils trottaient rapidement, à cinquante mètres de distance les uns des autres. Les détecteurs de Broncos accordaient peu d’attention aux formes à sang chaud isolées.
Val et le vieux Walter étudiaient le rapport, incrédules.
« Moïse Eppendorff passé aux Broncos ? D’abord notre Bricoleur, et maintenant lui ! gémit Val. Pourquoi ? »
Walter respira avec difficulté, selon son habitude, mais sa voix était calme : « Il n’y a aucun lien entre ces deux affaires. Le Bricoleur a été contraint de partir, parce que la Grande S.T. voulait lui enlever son enfant. Nous mêmes, nous pouvions comprendre cela. Nous avons essayé de lui obtenir un certificat. »
Cela n’apaisa pas Val. « Mais nous ne pouvons pas excuser son acte. Nous l’avons chassé ; et nous l’aurions tué au besoin… je suppose. »
Ils regardèrent le dossier contenant le rapport établi par l’Echantillonneur. Ils ne l’avaient lu ni l’un ni l’autre : il renfermait les conclusions après autopsie des trois corps en décomposition trouvés auprès de l’évent d’aération par lequel le Bricoleur s’était échappé.
« Et Moïse, poursuivit le vieux Walter, a été envoyé Dehors par son supérieur, Birk ; c’était une récompense pour sa découverte du melon de Moïse. L’enfant du Bricoleur, le melon de Moïse… même résultat : un citoyen perdu Dehors. Simple coïncidence.
— Et ces émissions sur faisceau dense ? » insista Val.
Walter haussa les épaules.
« C’est le problème de la Sûreté, pas du C.C. »
Val ne fut pas satisfait pour autant. Trop de citoyens qu’il admirait étaient passés aux Broncos. Quelque chose allait de travers.